Les Livres de Monsieur Maulin
Format court : Les livres de Monsieur Maulin - L’orbe du monde selon Snorri Sturluson
Ecrivain et journaliste à Valeurs actuelles, Olivier Maulin présente "Histoire des rois de Norvège" de Snorri Sturluson, une saga du XIIIème siècle à couper le souffle, publiée, traduite et annotée par le meilleur spécialiste du monde norrois, François-Xavier Dillmann. Première partie aujourd’hui. Retrouvez Olivier Maulin toutes les semaines dans les pages Culture de Valeurs actuelles et dans son dernier roman "Le Temps des loups" (Le Cherche-Midi).
Les livres de Monsieur Maulin - Le Roman de Londres de Milos Tsernianski
Milos Tsernianski est né en 1893 à Czongrad, en Voïvodine, dans la minorité serbe de cette petite ville de l’Empire austro-hongrois, qui se trouve aujourd’hui en Hongrie. Au lendemain de la guerre, il s’installe à Belgrade et s’affirme très vite comme l’un des chefs de file des modernistes « yougoslaves ».
En 1929, il fait paraître le premier volet de Migrations, un roman consacré à la diaspora serbe dans la monarchie austro-hongroise au XVIIIe siècle qui ne sera achevé qu’en 1962. En parallèle, il rejoint le corps diplomatique du royaume de Yougoslavie avant d’être affecté en Allemagne, de 1935 à 1938, et en Italie de 1939 à 1941.
A cette date, il rejoint son gouvernement réfugié à Londres, sans savoir qu’il restera exilé dans cette ville près de 25 ans. La Yougoslavie communiste qui se met en place en 1945 le déclare en effet persona non grata et met son œuvre à l’index. Pour survivre, Tsernianski est contraint d’accepter des petits boulots. Il achève la deuxième partie de Migrations et publie la même année Lamento pour Belgrade, un long chant d’amour extatique adressée à la capitale serbe vue depuis son exil londonien.
Réhabilité par le régime, il rentre enfin à Belgrade en 1965, accueilli dans la gloire. Puisant dans sa longue et douloureuse expérience de l’exil, c’est alors qu’il écrit Le Roman de Londres, paru en 1971, traduit en 1992 par les éditions de L’Age d’Homme et réédité par les éditions Noir sur Blanc il y a deux ans. C’est un roman lyrique et tragique, d’un rythme lent et envoutant, servi par une langue obsessionnelle qui multiplie les répétitions, semble tourner sur elle-même, revient sans cesse à ses idées fixes, celles du héros en l’occurrence, qui lui aussi tourne en rond dans son malheur.
Ce héros, c’est le prince russe Nikolaï Rodionovitch Repnine, un ancien officier tsariste attaché à l’Etat-major de Denikine, cultivé et polyglotte, âgé de 53 ans en 1946. Après la défaite de la dernière armée blanche commandée par le général Wrangel, en novembre 1920, il a fui la Russie par la Crimée avec 150 000 civils et militaires. A Kertch, il a rencontré Nadia, la jeune fille d’une princesse et d’un général, de dix ans sa cadette, avec qui il s’est marié peu de temps après en Grèce. Le couple a erré vingt ans en Europe d’une capitale à l’autre avant de rejoindre Londres en 1941, en plein bombardement, où Repnine trouve un emploi de professeur d’équitation dans la banlieue de Mill Hill.
C’est là qu’à l’hiver 1946 commence le roman. Le prince a perdu son emploi depuis un an, sa femme façonne des poupées en chiffon qu’elle essaye de vendre à Londres ; ils se débattent avec la misère. Nadia est belle, intelligente, gaie, pleine d’espoir malgré leur situation déplorable ; lui est fier et hautain, obsédé par ce que penseraient ses ancêtres de sa déchéance, hanté par le suicide. Il est prêt à exécuter tous les travaux, même les plus humiliants, et ne comprend pas pourquoi on ne lui donne pas de travail, lui qui appartient à un peuple qui a combattu aux côtés de la Grande-Bretagne. Fils d’un député libéral anglophile de la Douma, il en vient à haïr les Anglais, et surtout Londres, cette immense fourmilière qui vomit au quotidien des centaines de milliers d’individus de ses bouches de métro en le laissant sur le carreau.
L’aristocrate russe que demeure Repnine n’a que mépris pour cette « immense compagnie d’assurance » qu’est l’Angleterre. Il découvre l’individualisme, l’égoïsme, l’indifférence courtoise, les fausses promesses, sans parler des progrès sociaux, de l’élevage industriel et du salariat qui le laissent dubitatif.
Il découvre surtout la classe moyenne, sa veulerie et son sentimentalisme, et la liberté sexuelle que sont en train de conquérir les femmes, licence qui l’épouvante et le fascine.
Sa hantise est que sa femme finisse sa vie en clocharde. Il réussit ainsi à la convaincre de rejoindre une tante en Amérique, avec la promesse de l’y rejoindre plus tard, ce qui, bien sûr, entrainera sa chute. Repnine met fin à toute vie sociale, erre dans la ville en soliloquant avec les statues qu’il croise, notamment celle de Napoléon qu’il hait, consulte tous les soirs son album de photos de Saint-Pétersbourg, ce qui lui brise le cœur chaque fois un peu plus.
Cet ancien « junker » a tout perdu. Ses palais de Saint-Pétersbourg et le village que lui avait offert sa mère à sa majorité. Il ne regrette pourtant pas son destin absurde, finit par accepter ce qu’il est devenu. Il s’oppose au comité des émigrés russes tsaristes qui veulent continuer la lutte contre l’URSS pour faire renaître la vieille Russie qu’il sait morte à jamais. Lui, au contraire, finit par admirer l’Armée rouge qui s’est couverte de gloire pendant la guerre, ce qui provoque la fureur des tsaristes et les accusations de « bolchévisme ». Balloté par le hasard, le prince s’est retrouvé dans le camp des vaincus par fidélité à la Russie et découvre que cette fidélité transcende les régimes, tragédie dans la tragédie…
Sur une photo d’un défilé de l’Armée rouge, il constate que les soldats ont « le même pas » que celui de l’armée dans laquelle il a servi, et cette découverte le bouleverse : « Envoûté, Repnine s’arrête net et passe la main sur son front, comme s’il chassait un papillon de nuit qui tournoie autour de sa tête. Personne dans la rue. Il entend cependant un rire, il l’entend distinctement, et il reprend sa marche, toujours plus ferme, toujours plus rageur […] Comme si quelqu’un marchait vraiment à ses côtés ou devant lui, son pas, involontairement, se fit plus sûr, plus cadencé, et il croit entendre crier, crier, une multitude dans son dos. Et ils marchent, marchent, d’un pas assuré, même les morts. Sur un ancien ordre russe ! »
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