Les Livres de Monsieur Maulin

Les livres de Monsieur Maulin - Rencontre avec les cannibales

Publiée le 03/01/2024

Histoire d’un voyage en terre de Brésil par Jean de Léry

 

L’histoire de Jean de Léry est intimement liée à celle de la France antarctique, soit l’établissement d’une petite colonie au Brésil sous la conduite de Nicolas Durand de Villegagnon. C’est à l’amiral de Coligny que l’on doit cette extraordinaire aventure. Depuis sa découverte en 1500 par les Portugais, le Brésil fascine. Les marins normands s’y livrent au commerce du bois et à la course contre les Portugais. Ils considèrent cette terre comme leur chasse gardée et le roi les soutient. Vers le milieu du siècle, Coligny met sur pied un véritable projet colonial avant l’heure. Chef du parti protestant quand éclatera la guerre civile (1562), tué à la Saint Barthélémy dix ans plus tard, il entend pour lors concurrencer les puissances ibériques en profitant des liens tissés avec les Indiens par les marins normands.

Le 15 novembre 1555, 600 Français s’installent sur un îlot à l’entrée de la baie de Guanabara. Ils cultivent de bonnes relations avec les Indiens Tupinamba, au point que certains « truchements » s’installent dans leurs villages et adoptent leurs mœurs cannibales ; ils serviront d’intermédiaires aux Français. Mais la petite colonie vacille dès l’origine. Villegagnon ne supporte pas la nudité des Indiennes et la « paillardise » de ses hommes qu’il tente de remettre dans le droit chemin par des méthodes musclées. Ce chevalier de Malte est certes catholique mais il admire Luther et compte parmi ses amis Calvin, avec qui il a étudié le droit à Orléans. C’est d’ailleurs à ce dernier, réfugié à Genève, qu’il finit par demander le renfort d’hommes plus vertueux pour peupler sa colonie : Calvin lui envoie quatorze protestants, parmi lesquels Jean de Léry, un cordonnier de 22 ans originaire de Bourgogne. Débarqué le 7 mars 1556 au Fort Coligny, il y restera dix mois qui lui donneront la matière de son maître-livre publié vingt ans plus tard.

Mais à la Pentecôte 1557 éclate un conflit autour de la Cène. Les catholiques plaident pour la Présence réelle du corps du Christ dans la communion ; les protestants pour sa Présence symbolique. Ils accusent les catholiques de ne pas valoir mieux que les cannibales qui les entourent… La rupture est consommée et les protestants quittent la colonie, à l’exception de cinq d’entre eux à qui Villegagnon demande d’abjurer. Trois s’y refusent, ils sont exécutés par noyade : premiers martyrs de la guerre civile qui éclatera cinq ans plus tard.

De retour en Europe, Jean de Léry file à Genève, s’y marie et devient aubergiste, puis pasteur. Il exerce son prédicat à la Charité-sur-Loire quand surviennent les massacres de l’automne 1572 et se réfugie à Sancerre où il subit le siège de l’armée du duc de Berry pendant un an. Il témoignera de l’épouvantable famine qui s’en suivit dans son Histoire mémorable de la ville de Sancerre (1574).

La France antarctique a entretemps viré au fiasco. Les Portugais ont chassé les intrus en 1558, détruit le fort et crée dans la foulée une ville pour sécuriser la baie : Saint Sébastien de Rio de Janeiro. Le Cosmographe du roi André Thevet, qui avait lui aussi passé quelques mois au Brésil, publiait alors un livre dans lequel il accusait les « Genevois » d’être responsables de la faillite de la colonie. C’est pour laver l’honneur des martyrs protestants que Jean de Léry se lance dans la rédaction de ce qui allait être son chef d’œuvre, Histoire d’un voyage en terre de Brésil, publié en 1578. Outre le récit de ses aventures hors du commun (naufrage, incendie, révolte, tempêtes, famine), le livre est une description de la vie des Indiens que découvre alors l’Europe ébahie, mais aussi une critique de la société chrétienne que le prédicateur estime corrompue. Par sauvage interposé, Léry fustige l’avarice de ces hommes prêts à abandonner femme et enfants pour s’enrichir à l’autre bout du monde, ou la coquetterie des élégantes, bien plus scandaleuse à ses yeux que la nudité des Indiennes, laquelle témoigne paradoxalement d’une vertu modeste.

Si le moraliste protestant estime que les indiens sont oubliés de Dieu, incapables de sauver leur humanité, l’observateur bienveillant est plein de compréhension et de tendresse pour ces représentants du « monde-enfant ». Même le cannibalisme, thème qui traverse toute son œuvre, finit par être relativisé. Les usuriers des pays civilisés « sucçans le sang et la moëlle » des veuves et des orphelins valent-il mieux qu’eux ?

Ecrivant vingt ans après les faits, après avoir connu l’horreur d’une guerre civile, l’écrivain est nostalgique de son séjour brésilien et son cœur est resté avec les Indiens : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, auxquels […] j’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens », note-t-il au soir de sa vie. Avec ce livre auquel se ralliera Montaigne, une tradition philosophique est née, qui culminera au siècle des Lumières avec Diderot et le « mythe du bon sauvage ».

Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde

Publiée le 10/01/2024

L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.

On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».

Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.

Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.

L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».