Les Livres de Monsieur Maulin
Les livres de Monsieur Maulin - Ce qui ne fut pas de Boris Savinkov
Le 22 janvier 1905, la troupe tire sur une manifestation pacifiste réunissant des ouvriers à Saint-Pétersbourg, tuant des centaines de personnes. Le « dimanche rouge » déclenche une série de grèves, de manifestations, d’émeutes et d’attentats dans tout l’empire russe : c’est la révolution « ratée » de 1905. Six mois auparavant, l’organisation de combat du parti socialiste-révolutionnaire avait assassiné le ministre de l’Intérieur. Quelques jours après le dimanche rouge, elle assassinera le gouverneur de Moscou, le grand-duc Serge, oncle du Tsar Nicolas II. L’organisateur des deux attentats : l’écrivain Boris Savinkov dont les éditions Prairial ont réédité en 2017 Ce qui ne fut pas, l’un des plus grands romans russes du XXe siècle.
La vie de Savinkov est elle-même un roman. Né en 1879 à Kharkov d’une mère ukrainienne et d’un père de la petite noblesse russe, le jeune homme est exclu de l’université de Saint-Pétersbourg en 1899, fuit la Russie trois ans plus tard et se réfugie à Genève. C’est de là qu’il adhère au parti socialiste-révolutionnaire et organise les attentats. Un an plus tard, de retour en Russie, il est arrêté et condamné à mort mais son parti organise son évasion et Savinkov passe en France. Là, toujours habillé élégamment, coiffé d’un éternel melon noir, le regard dur et méprisant, il fréquente durant quelques années la bohème artistique et littéraire de Montparnasse, passe ses soirées, entouré de belles filles, à boire à la Rotonde, un lieu qu’il considère pourtant comme « un tas de fumier ».
En 1908, il écrit Le Cheval blême, un roman qui se présente comme le « journal d’un terroriste » et s’inspire de l’attentat contre le grand-duc Serge. Plus qu’une confession, c’est la mise en scène romanesque d’une question qui ne cessera de hanter l’écrivain : le terrorisme peut-il avoir une justification morale ? Cette même question traverse Ce qui ne fut pas, écrit quelques années plus tard et publié en feuilleton en 1912-1913 dans une revue socialiste. La toile de fond du roman est toujours la révolution de 1905 et son échec final, mais le roman est encore plus désenchanté, et les doutes du terroriste encore plus profonds. On y suit trois frères qui s’engageront l’un après l’autre dans l’organisation de combat du parti, commettront des attentats à la bombe, assassineront des fonctionnaires et participeront aux combats sur les barricades de Moscou avant de mourir un à un. Savinkov fait de la révolution de 1905 une chanson de geste. S’ils doutent, s’ils ont peur, s’ils reculent parfois, les personnages de son roman n’en sont pas moins grandioses, eux qui demandent au Christ de leur donner le courage de mourir et de tuer. « Mon Dieu, donne-moi le bonheur d’être une étincelle dans l’incendie pour servir au salut de la Russie », psalmodie Alexandre Bolotov avant de courir sous les balles.
Ceux que Savinkov n’épargne pas en revanche, ce sont les membres du Comité, les intellectuels, les planqués, ces révolutionnaires en chambre qui discutent pendant des heures des statuts du parti ou de la stratégie à adopter en s’imaginant « diriger » la révolution. Pour Savinkov, la révolution ne se dirige pas et seule l’action des masses est susceptible de renverser le pouvoir. Si la révolution a échoué en 1905, c’est parce que le peuple ne la voulait pas. Cette vision tolstoïenne de l’histoire sera bien entendu démentie lorsque « l’avant-garde du prolétariat » réussira à prendre le pouvoir.
Quand éclate la révolution de février 1917, Savinkov rentre en Russie où Kerenski le nomme commissaire politique de la 7e Armée avant d’en faire son adjoint au ministère de la Guerre. Mais lorsque les bolchéviks prennent le pouvoir en octobre, l’ancien révolutionnaire passe à l’opposition armée et rejoint les armées blanches du Don. L’écrivain racontera cet épisode dans Le Cheval noir, un des récits les plus saisissants sur la guerre civile, au titre lui aussi tiré de l’Apocalypse. En 1921, il revient à Paris et cherche des appuis politiques auprès de Mussolini, retrouvant dans le fascisme des éléments de son populisme russe. Il rencontre également Churchill qui louera après sa mort « la sagesse d’un homme d’Etat, le talent d’un général d’armée, le courage d’un héros, l’endurance d’un martyr ».
En mai 1922, le Guépéou, la police politique soviétique, monte une opération pour le « retourner ». Des émissaires lui font croire qu’une organisation clandestine le réclame pour chef. Il franchit la frontière le 15 août 1924, est arrêté le lendemain à Minsk. Condamné à mort, sa peine est immédiatement commuée à dix ans de réclusion contre sa « capitulation » publiée dans la Pravda le 13 octobre 1924. Sept mois plus tard, le 7 mai 1925, Savinkov se jette par la fenêtre dans la cour de sa prison. Laissons les derniers mots à Malraux : « J’ai souvent pensé à ce corps écrasé au pied du haut mur de briques : le cadavre du romantisme révolutionnaire ».
Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde
L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.
On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».
Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.
Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.
L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».
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