Les Livres de Monsieur Maulin
Les Livres de Monsieur Maulin - Baldamus ou le diable aux trousses, de Oskar Wöhrle
Si elle est aujourd’hui décriée, l’éducation sévère de naguère, que taloches et fessées, n’effrayait pas n’avait pas que des défauts. Mais elle pouvait aussi braquer les fortes têtes et en faire des révoltés. C’est le cas d’Oskar Wöhrle, un écrivain alsacien de langue allemande que La Nuée Bleue, une maison d’édition alsacienne, elle aussi, a eu la bonne idée de rééditer il y a quelques années.
Aîné de cinq enfants, las des coups reçus de son père et de ses professeurs, l’adolescent quitte le foyer familial de Saint-Louis, à la frontière suisse, et le destin d’instituteur qui lui était réservé, pour devenir vagabond. Il traverse la France et l’Italie, s’engage dans la Légion étrangère pour ne pas crever de faim, combat en Algérie avant de déserter et de rentrer chez lui, tel l’enfant prodigue. C’est cette aventure qu’il raconte dans Baldamus ou le diable aux trousses, son premier roman autobiographique publié en 1913. Le livre rencontra un énorme succès en Allemagne, avant de sombrer dans l’oubli après la seconde guerre mondiale, et d’être timidement réédité en 1992 à Karlsruhe.
Le XXe siècle a vu se multiplier en littérature les personnages d’égarés, les déracinés ballotés par les événements. En la matière, Wöhrle fait figure de précurseur, avant le Knut Hamsun de Vagabonds (1927), avant B. Traven et son Vaisseau des morts (1926), avant Jack Kerouac bien sûr, le « clochard céleste » trouvant sur la route, quatre décennies plus tard, l’accomplissement de soi.
Et que dire du cousinage entre Baldamus, le narrateur de Wöhrle, et Bardamu, celui de Voyage au bout de la nuit de Céline ? Il est pour le moins troublant, d’autant que Wöhrle possède lui aussi une langue truculente, faite d’oralité, d’argot et de parlers populaires. Mais si Céline puisait dans le langage faubourien, Wöhrle, lui, fait son marché dans le dialecte alsacien du Sundgau, cette langue de paysan concrète et imagée, parfois grossière, toujours vivante et drôle.
Avec ses cheveux longs et son violon dont il joue en cheminant sur les routes, Baldamus, a tout du wanderer allemand de l’époque romantique, celui qui dort à la belle étoile sur une meule de foin et compose des poèmes au petit matin. Mais chez Wöhrle, le réalisme a remplacé le romantisme et plutôt que de contempler les étoiles, son antihéros se débat avec les poux et les puces attrapés dans les refuges pour clochards, lutte contre le froid, la pluie et la faim, sans compter les vols dont il est victime de la part des autres trimardeurs et le matraquage des gendarmes. L’idéalisme allemand en prend un coup !
Mais ce qui fâche le plus Baldamus, ce n’est pas d’être rossé par les autochtones lorsqu’il essaie de voler une pomme, cela il le comprend, c’est la bureaucratie naissante, « le royaume de la paperasserie » et l’exigence qui lui est faite, sans cesse, de présenter ses papiers. Une contrainte qui ne choque plus personne aujourd’hui mais qui à l’époque était encore capable d’insupporter un aristocrate de la cloche, ce digne héritier de la liberté médiévale.
Du sud de l’Alsace à Naples en passant par Paris, Marseille, Nice, Gênes et Rome, le périple de Baldamus se fait à pied en compagnie de chemineaux de passage, ces « frères du soleil » qui sont des professionnels du vagabondage possédant un savoir-faire, des règles et une morale. Cela nous vaut une savoureuse galerie de portraits qui font peu à peu surgir un monde mystérieux dont l’histoire et la littérature ont très peu parlé pour la simple raison qu’il n’a laissé aucune trace.
Ces trimards errent dans une Europe sous tension qui se prépare à l’affrontement. Baldamus est fasciné par la ville Lumière mais il est étonné par l’ambiance électrique qui y règne. Les Français veulent leur revanche avec son pays, ça ne fait aucun doute ! Lorsqu’avec son comparse du moment, il commet l’erreur de parler allemand sur les grands boulevards, la foule se fait aussitôt menaçante… Plus tôt, sur la route, un soldat français, apprenant que le vagabond est alsacien, le considère amicalement comme un compatriote et l’on réalise alors que le malaise du rattachement de l’Alsace à la France quelques années plus tard se trouve en germe dans ce roman.
Car Baldamus, et Wöhrle avec lui, sont Allemands de langue et de culture. Complètement Allemands ! Lorsque les Français découvriront le pot-aux-roses en 1918, quand ils réaliseront qu’en dehors de la grande bourgeoisie, personne ne parle le français en Alsace, quand ils comprendront que les Alsaciens entendent conserver leur spécificité, le sentiment anti-boche se tournera parfois contre les indigènes qu’ils tenteront de franciser brutalement… Mais ceci est une autre histoire !
Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde
L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.
On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».
Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.
Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.
L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».
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