Les Livres de Monsieur Maulin

Les livres de monsieur Maulin - Allemagne, année zéro

Publiée le 18/10/2023

Le Cauchemar de Hans Fallada

 

La réédition en 2011 de Seul dans Berlin et son immense succès auprès des lecteurs allemands ont remis à l’honneur son auteur Hans Fallada, Rudolf Ditzen de son vrai nom, né en 1893 et mort en 1947, un écrivain réaliste au style prosaïque et aux envolées lyriques qui a admirablement su peindre le désespoir de ses compatriotes sous la période nazie.

Retraduit en 2014 par Laurence Courtois, ce pavé de près de 800 pages écrit en à peine un mois raconte la « petite » résistance d’un couple d’ouvriers berlinois qui après avoir vaguement cru aux promesses hitlériennes, puis avoir perdu leur fils au front, va tous les dimanches déposer minutieusement des cartes postales un peu partout dans la ville pour inciter la population à se révolter. Le roman a été adapté au cinéma en 2016 par Vincent Perez.

Le Cauchemar, traduit quelques années plus tard par la même Laurence Courtois, est en quelque sorte la suite de l’Histoire, même si l’on n’y retrouve aucun des personnages ou des situations du précédent roman.

Avec son désespoir de bête traquée, Hans Fallada, plonge dans « l’Allemagne, année zéro » et livre un tableau halluciné de ruines, d’errance et de solitude dont la tristesse et la beauté laissent le lecteur sonné.

Mal construit, abandonnant l’intrigue initiale au bout de quatre chapitres pour se réfugier dans les ruines berlinoises, le roman ressemble lui-même à un pan de mur branlant qui menace de s’écrouler.

Amorphes, vides et désespérés, les personnages s’abandonnent à la « petite mort » causée par la morphine, traversés de bouffées d’espoir maladives qui retombent aussitôt.

Ces personnages, ce sont Herr Doll, un écrivain de 52 ans, et sa jeune épouse de 24 ans, en proie aux médisances d’un petit village du Brandebourg où ils se sont réfugiés durant la guerre. Lorsque les Russes débarquent le 26 avril 1945, l’écrivain les accueille en libérateurs et se retrouve désigné par eux pour être maire de la commune.

Mais le dégoût qu’il éprouve face à ses compatriotes retournant leur veste et persistant dans leur égoïsme accaparateur finit par le rendre littéralement malade.

Il décide de rentrer à Berlin avec sa femme, malade elle aussi.

Dans la capitale allemande, leur appartement est occupé et on leur claque la porte au nez. Le couple se clochardise, sombre dans la morphine avant de finir séparés, chacun dans un hôpital, soignés et désintoxiqués.

Il y a dans cette errance des scènes qui remuent les tripes, par exemple celle où l’écrivain, couvert d’un tapis poussiéreux dans une chambre de bonne aux fenêtres brisées, tremblant de froid, rêve comme un enfant qu’il est Robinson sur son île déserte.

Derrière ce désespoir et cette déchéance personnels, c’est évidemment de la situation de l’Allemagne dont nous parle Hans Fallada. Un pays liquéfié, sidéré, qui par la responsabilité qu’il leur fait porter sur les épaules, continue de broyer ses enfants.

 

Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde

Publiée le 10/01/2024

L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.

On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».

Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.

Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.

L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».