Les Livres de Monsieur Maulin

Les Livres de Monsieur Maulin - Le cycle de Gormenghast, de Mervyn Peake

Publiée le 29/11/2023

Mervyn Peake est un écrivain par accident –le plus beau de l’histoire littéraire ! L’homme était en effet avant tout dessinateur, et c’est bel et bien en dessinateur qu’il a commencé son œuvre avant de passer à l’écriture pour la prolonger. Cette œuvre, c’est Titus d’Enfer (1946), Gormenghast (1950) et Titus errant (1959), une trilogie parue en Angleterre entre 1946 et 1959 qui a été réédité en un volume dans la collection Omnibus en 2018. Une œuvre inclassable qui fait parfois penser à Rabelais, qui a quelque chose d’un peu effrayant, d’un peu oppressant mais aussi de très familier et de très joyeux. Une œuvre qui se déroule dans l’atmosphère d’un château démesuré et labyrinthique, théâtre de l’existence absurdement protocolaire du conte et de la comtesse d’Enfer et leurs enfants, et des luttes picrocholines que se livrent leurs nombreux domestiques et familiers. Un château tellement immense que certaines parties n’ont toujours pas été explorées alors que la famille l’occupe depuis 77 générations. Un château avec ses sous-sols et ses combles, ses cuisines rabelaisiennes aux chaudrons frémissants, ses formidables salles hautes comme des cathédrales, ses toits à perte de vue cachant entre deux tours des déserts de dalles grises oubliées.

C’est à Kuling au centre de la Chine qu’est né Mervyn Peake en juillet 1911. Son père est médecin, sa mère infirmière, les deux sont missionnaires dans un dispensaire anglais. Le jeune Mervyn vivra en Chine jusqu’à l’âge de 12 ans avant de rentrer en Angleterre avec ses parents, non sans avoir visité auparavant la Cité interdite dont il s’inspirera peut-être pour sa citadelle de Gormenghast.

L’enfant ayant montré des formidables dispositions au dessin, il est reçu en 1929 à la Royal Academy of Arts de Londres et débute une carrière de peintre et d’illustrateur. Mais bientôt, il ajoute une corde à l’arc de ses talents en publiant deux poèmes dans le magazine Satire sous le pseudonyme de Nemo.

En 1939, il est un peintre reconnu quand il se lance dans son premier livre, un album de dessins prolongé par un texte qui raconte une histoire de pirates. Lorsque la guerre éclate, il s’engage et se voit affecté dans un dépôt d’artillerie. C’est alors qu’il commence à travailler à ce qui sera son œuvre maîtresse.

En 1946 paraît Titus d’Enfer en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis où le roman est immédiatement qualifié de « néo-gothique ». En France, il ne sera traduit qu’en 1974 par Patrick Reumaux, avec une préface d’André Dhôtel, et sera rangé dans le rayon « fantasy », l’éditeur essayant de le rapprocher des livres de Tolkien pour en rééditer le succès. Certes les romans de Melvyn Peake se situent dans un château hors du temps et du monde connu, peuplé de personnages invraisemblables et grotesques. Sommes-nous pour autant dans le fantastique ? Dans la fantasy ? Dans le gothique anglais ? Il n’y a aucune magie à Gormenghast, aucune étrangeté surnaturelle et la vie y est décrite de manière étonnamment réaliste… La vérité, c’est que l’œuvre de Peake n’entre dans aucune case, et c’est tant mieux.

La trilogie relate la naissance, l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte de Titus d’Enfer, héritier de Gormenghast, fils du mélancolique comte de Tombal qui passe ses journées à lire et de sa femme, l’extravagante Lady Gertrude, qui soigne ses chats blancs et vit entourée d’oiseaux. Dans l’environnement étouffant du château vivent une galerie de domestiques baroques : le docteur Salprune, médecin personnel de la comtesse ; Craclosse, le majordome de Lord Tombal soucieux de ses prérogatives et voulant imposer partout sa loi ; Nannie Glu, la vieille nurse ou Lenflure l’incroyable chef de la Grande Cuisine du château, énorme barrique aux pieds flasques comme des ventouses qui se saoule à tomber dans ses casseroles, engueule ses marmitons et fait craquer les boutons de sa veste lorsqu’il s’étire (l’un d’eux est projeté contre le mur de la cuisine et écrase un cafard).

La vie à Gormenghast est réglée par la tradition dont nul ne déroge et à laquelle Grisamer, Maître du Rituel, est chargée de veiller. Mais Finelame, un marmiton las des manières de rustre de Lenflure qui le bat, décide de s’affranchir de la loi protocolaire pour s’élever dans l’échelle sociale du château. Il créera dès lors le chaos et seul Titus parviendra à rétablir l’ordre, au prix de son innocence. Hors de l’enceinte de Gormenghast vit dans des huttes de terre un peuple d’artistes, Les Brillants Sculpteurs, qui une fois par an sont admis à exposer leurs œuvres au château. Un peuple maudit dont les traits du visage, au sortir de la jeunesse, se flétrissent en un jour et qui passent le reste de leur vie à rechercher dans la sculpture leur beauté évanouie.

Dans le troisième tome, Titus, âgé de 17 ans, quitte Gormenghast pour découvrir le monde et y faire son apprentissage. On sait aujourd’hui que Mervyn Peake projetait d’écrire un quatrième tome de la saga pour accompagner Titus jusqu’à la mort. Ses notes révèlent qu’il aurait voyagé dans les forêts, dans les montagnes et dans les îles, qu’il aurait affronté des incendies et des famines, qu’il aurait croisé des monstres, des pirates et des anges, des fous, des athlètes et des rêveurs, des peintres, des lépreux et des mendiants… Las, la maladie de Parkinson qui se déclara dès la fin des années 1950 empêcha l’écrivain de mener à terme son œuvre hallucinée.

Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde

Publiée le 10/01/2024

L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.

On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».

Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.

Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.

L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».