Les Livres de Monsieur Maulin
Les livres de Monsieur Maulin - L’escadron noir, de W.R. Burnett
On l’ignore généralement mais la plupart des westerns mythiques produits par Hollywood, loin d’être des créations ex nihilo, sont des adaptations de romans, et parfois de romans non moins excellents que les films auxquels ils ont donné naissance. C’est pour leur redonner vie que Bertrand Tavernier, grand amateur du genre, avait créé en 2013, la collection « L’Ouest, le vrai » chez Actes Sud dont le but était de donner vie à ces « romans-westerns » dans des traductions soignées. En moins de dix ans, la collection accueillit une vingtaine de romans d’Ernest Haycox, A.B. Guthrie, Allan Le May, Harry Brown, Tom Léa, Luke Short ou William Riley Burnett (1899-1982).
De ce dernier, pas moins de cinq romans ont été édités : Terreur apache, Mi amigo, Saint Johnson, Lune pâle et L’Escadron noir, édité en France pour la première fois en 2022 dans une traduction de Fabienne Duvigneau.
En France, Burnett est surtout connu pour être l’un des maîtres du roman noir, l’auteur de Little Caesar (1929) et surtout de Quand la ville dort (1949), un roman grandiose et désabusé inspiré des bas-fonds de Chicago qu’adaptera John Huston l’année suivant sa sortie aux Etats-Unis. En 2019 la collection Quarto de Gallimard a consacré un volume aux polars de Burnett.
L’autre pan de son œuvre, ses westerns, n’est pourtant pas à négliger. D’ailleurs lui-même, non seulement la chérissait mais ne l’opposait pas à l’autre, voyant dans ces deux univers, les bas-fonds de Chicago et les grands espaces de l’Ouest, la même violence et la même brutalité à l’œuvre, qu’il peignait avec cette « écriture dense, ramassée, compacte, avare d’explications et de descriptions », dont parlait le même Tavernier.
Dans cette production ignorée, un roman l’est plus particulièrement encore : L’Escadron noir (1938). Cela s’explique probablement par le fait que l’adaptation qu’en fit Raoul Walsh en 1940, avec John Wayne dans le rôle-titre, n’est pas une des plus grandes réussites du réalisateur. Il n’en reste pas moins que l’oubli de ce chef d’œuvre dans l’histoire littéraire est un mystère (doublé d’un scandale).
Le roman se passe en pleine conquête de l’Ouest, à la veille de la guerre de Sécession, dans le Kansas, durant la séquence que les historiens américains appellent « Bloody Kansas » (Kansas sanglant). Ce territoire récemment conquis avait fait venir de nombreux colons de l’est et souhaitait entrer dans l’Union en tant qu’Etat « libre », là où le Missouri voisin voulait le voir rejoindre le camp esclavagiste. Les tensions dégénérèrent bientôt en violences entre milices armées qui organisaient des raids sur leur état voisin, pillant, brûlant et tuant ce qu’elles pouvaient.
Il y avait d’un côté les « Bushwhackers » du Missouri qui étaient esclavagistes ; de l’autre les « jayhawkers » du Kansas qui étaient « free-soiler ». Leur but, à la différence des abolitionistes, n’était pas de remettre en cause l’esclavage dans les états où il existait mais de lutter contre son expansion dans les nouveaux territoires de l’Ouest. Ces combats sanglants annonçaient directement la guerre civile qui finit par éclater en 1861.
Le roman commence dans l’Ohio, à Pleasant Hill, une petite bourgade paisible où le jeune Johnny Seton, travaillant à l’épicerie familiale, se prépare à intégrer le cabinet d’un avocat influent, situation qui lui permettra de demander la main de Mary McCloud qu’il courtise.
Mais voilà que débarque Polk Cantrell, un jeune homme séduisant, mi-voyou, mi-aventurier, dont la tête est mise à prix dans le Missouri pour avoir tiré sur un shérif esclavagiste. Un personnage fascinant de salaud lumineux et fêlé qui commencera par être l’ami de Johnny avant de devenir son ennemi mortel. En cachette, l’homme séduit en effet Mary qui s’enfuit avec lui dans le Kansas, au désespoir de ses parents, et de Johnny.
Ce dernier n’entend pas renoncer pour autant à l’amour fou qu’il porte à Mary et se rend quelques mois plus tard, lui aussi, dans le Kansas où Polk est devenu quelqu’un d’important, mais jouant un double jeu. Une lutte à mort s’engage entre les deux hommes, sur fond de lutte politique, avec en arrière-plan la « frontière », cette prairie dont Burnett donne de belles évocations lorsque les cloches de la ville se mettent à sonner et que « leur écho métallique roule sur la prairie jusqu’à un horizon où ni les églises ni les cloches n’avaient de sens, au royaume du coyote, du bison, et d’une poignée d’Indiens ». Un roman qui a tout de la tragédie grecque, les arcs et les javelots ayant été remplacés par les Colts Navy et les carabines Sharps.
Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde
L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.
On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».
Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.
Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.
L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».
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