Les Livres de Monsieur Maulin

Les livres de Monsieur Maulin - Albert Cossery, l’aristocrate de la cloche

Publiée le 07/06/2023

Ecrivain et journaliste à Valeurs actuelles, Olivier Maulin présente "Les fainéants dans la vallée fertile" d’Albert Cossery, cet écrivain égyptien de langue française qui s’est fait le thuriféraire élégant de la rébellion par le sommeil et qui a refusé toute sa vie de prendre le monde au sérieux. Retrouvez Olivier Maulin toutes les semaines dans les pages Culture de Valeurs actuelles et dans son dernier roman "Le Temps des loups" (Le Cherche-Midi).

Les livres de Monsieur Maulin - Anna, d’André Thérive, La Thébaïde

Publiée le 10/01/2024

L’histoire littéraire est jalonnée d’écoles ou de courants, ou pour le moins de regroupements d’écrivains qui s’accordent sur une esthétique et la défendent. Le symbolisme, le naturalisme, les Hussards ou le Nouveau Roman sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. D’autres ont été avalés par l’Histoire. C’est le cas du populisme qui, avant d’être l’offre politique que l’on connaît, a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français durant l’entre-deux-guerres et nous a laissés quelques pépites.

On doit ce mouvement à deux écrivains : André Thérive, le « chef de file », un auteur aujourd’hui oublié mais qui jouissait de son vivant d’une reconnaissance considérable, et Léon Lemonnier, son « théoricien », oublié lui aussi, auteur d’un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017 par une petite maison d’édition de qualité, La Thébaïde, qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L’Esprit du peuple ».

Dans populisme il y a peuple, et c’est bien vers une représentation du peuple que Lemonnier voulait tirer le roman. Il s’agissait en somme de le replacer au cœur de la création romanesque et de « suivre l’humble vérité » préconisée par Maupassant. Si la littérature des années 1920 proclamait « la faillite du monde extérieur », une nouvelle séquence s’ouvrait à la fin de cette décennie. Le roman quittait « la littérature d’inquiétude » liée aux répercutions psychologiques de la guerre, littérature dans laquelle de « jeunes bourgeois […] rejetés dans leur vie plate après une période d’action brutale et de danger quotidien, cherchaient à se chatouiller l’âme pour se faire frissonner » comme le proclamait le manifeste. Fini l’introspection maladive et la littérature du bizarre, fussent-elle virtuose, Lemonnier plaidait pour une exploration du réel, c'est-à-dire, au fond, pour une littérature réaliste qui puisait dans la grande tradition du roman français. Parmi ces écrivains « populistes » ou « prolétariens » remarquables, il y a Eugène Dabit, Henry Poulaille, Marc Bernard, Louis Guilloux, Panaït Istrati, Pierre Mac Orlan ou Jean Meckert mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aymé, Jean Giono, et jusqu’au grand Céline dont Voyage au bout de la nuit, s’il brise tout cadre, n’en est pas moins clairement d’inspiration populiste. Mais il en est d’autres pour qui la postérité n’a pas été aussi généreuse, ceux que la Thébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemonnier : Louis Chaffurin, auteur de Pique-Puce, un « tableau des mœurs des tailleurs lyonnais » datant de 1928 ; la féministe Marcelle Capy qui dans Des Hommes passèrent… (1930) écrit la chronique d’un village du Sud-Ouest durant la guerre de 14-18 ; Jean Pallu qui dans L’Usine (1931) dresse un portrait pudique et pathétique de la condition morale des ouvriers à l’heure du taylorisme ; André Thérive, enfin, le chef de file du mouvement, et son magnifique roman intitulé Anna, qui date de 1932 et a été réédité en 2020.

Figure importante de la vie intellectuelle de l’entre-deux guerres, critique littéraire faisant autorité au Temps, romancier de première importance dans cette veine « populiste », intellectuel tenté dans sa jeunesse par Maurras, Roger Puthoste à l’état-civil a pourtant brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967. Anna est la première réédition post-mortem de l’auteur.

L’intrigue se déroule en 1900 et met en scène une jeune épouse de 21 ans, et son mari Edouard Chantiran, sergent-chef au 80e régiment d’infanterie basé à Tulle, puis à Limoges. Au retour d’une visite à son mari en manœuvre, ayant raté un train, la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce et passer la nuit dans une auberge de Treignac avec une bande de joyeux drilles qui la prennent pour la maîtresse du commerçant. Insignifiante aventure qui se termine par la mort accidentelle du fêtard et qui va prendre chez cette cousine de Mme Bovary des proportions inquiétantes : Anna se convainc en effet au fil des semaines qu’elle a réellement été la maîtresse de l’homme et s’invente une vie à frissonner, au risque de se perdre… Il serait criminel de dévoiler la suite, et notamment la seconde partie centrée sur le mari qui rejoint l’Algérie, et qui sera lui aussi victime de son imagination. Notons simplement que tout sonne juste dans ce roman très pessimiste, et notamment les différents tableaux de mœurs qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900, loin, très loin de « la Belle Epoque ».