Les Livres de Monsieur Maulin

Les Livres de Monsieur Maulin - Eloge du petit-bourgeois

Publiée le 13/09/2023

Le Journal d’un homme sans importance, de George et Weedon Grossmith

 

 

Les frères George et Weedon Grossmith n’ont certainement pas réalisé l’ampleur de leur génie quand ils ont écrit Le Journal d’un homme sans importance : un journal imaginaire ayant donné vie à rien moins qu’un type humain, en l’occurrence le petit-bourgeois anglais de la fin de l’époque victorienne. Entré dans le catalogue de L’âge d’Homme en 2007, le roman a été réédité en 2019 par les Éditions Noir sur Blanc.

George Grossmith était pianiste et compositeur de chansons de music-hall ; son frère Weedon était dessinateur, acteur et auteur de vaudevilles ; en 1888, ils publiaient en feuilleton dans une revue satirique The Diary of a Nobody, repris en volume quatre ans plus tard avec des illustrations réalisées par Weedon.

Si le livre ne rencontra pas immédiatement le succès, il sera sans cesse réédité et deviendra culte au fil du temps, admiré aussi bien de George Orwell que d’Evelyn Waugh qui le tenait pour « le livre le plus drôle du monde ».

Drôle, ce journal l’est assurément, qui raconte la vie mesquine et sans intérêt de Charles Pooter, un employé modèle de la City, habitant avec sa femme Caroline dans une petite maison coquette de Holloway, dans la banlieue de Londres. Il passe la plupart de ses soirées en compagnie de ses amis Mr Cummings et Mr Gowing, il est très fier de ses blagues, se scandalise de la conduite de son fils Lupin, un bohème qui adopte une conduite excentrique (au point de porter un pantalon rayé le dimanche au lieu du frac traditionnel) et fréquente des acteurs de théâtre amateurs aux idées avancées.

Respectueux de la hiérarchie et de sa propre position sociale, Pooter est obséquieux avec les puissants et méprisant avec ses inférieurs. Invité à une soirée dansante par le Lord-maire de Londres, insigne honneur, il est humilié d’être salué familièrement par son quincailler. Pudique, d’une scrupuleuse honnêteté, son idéal de gentleman est constamment battu en brèche par les humiliations sociales qu’il subit et par la bêtise étriquée qui l’enferme dans ses certitudes et en fait un objet de moquerie universel.

Si l’on rit avec Pooter, et parfois contre lui, on est aussi touché par le personnage. Comme l’écrit son traducteur Gérard Joulié dans sa belle préface, ce petit employé sans qualité est avant tout un « innocent », c’est-à-dire, au sens propre, quelqu’un de non nuisible qui n’envisage les rapports humains que dans une forme susceptible d’en atténuer la violence. Son souci des apparences, ses principes corsetés, ne sont à ce titre que le pendant, on allait dire le prix à payer, d’une harmonie sociale à laquelle Pooter contribue largement.

Ce journal a fait rire aux éclats le XXe siècle ; on le lit pourtant aujourd’hui avec une pointe de nostalgie. A force de s’être moqué de ces petits-bourgeois qui prenaient la civilisation au sérieux, il se pourrait en effet que l’on soit arrivé à se « libérer » de toutes ces contraintes formelles qui pesaient sur la vie en société pour donner naissance à un monde du chacun pour soi et de la barbarie individualiste, un monde où l’on peut désormais se dévêtir dans les parcs au premier rayon de soleil et faire hurler sa musique sans souci des autres. Le balancier des manières est passée de la politesse un peu ridicule de Mr Pooter à un sans-gêne braillard et il n’est pas certain que nous y ayons beaucoup gagné…

 

Les livres de monsieur Maulin - Nicolas Leskov, le visionnaire oublié

Publiée le 04/10/2023

Tenu en suspicion par l’intelligentsia progressiste de son époque, mis à l’index par le régime soviétique après la Révolution de 1917, Nicolaï Semionovitch Leskov (1831-1895) fait partie de ces écrivains pour qui la postérité n’a pas été généreuse. Depuis la chute de l’Union soviétique, ce géant des lettres a pourtant repris la place qui était la sienne en Russie, aux côtés de Gogol, Dostoïevski et Tolstoï, tandis qu’en France, il est progressivement réédité.

Nul doute qu’il finira par rencontrer ses lecteurs parmi les amateurs de grande littérature.

Leskov est l’un des conteurs russes les plus originaux du XIXe siècle. Doté d’une verve intarissable et d’une puissance d’évocation phénoménale, il nous a légué un des panoramas les plus vivants de la Russie de son époque.

A 16 ans, l’adolescent entre au service de son oncle, intendant de vastes domaines. Il sillonnera la Russie pendant 15 ans et engrangera la matière de son œuvre à venir : une grande chronique consacrée au peuple russe dans toutes ses composantes. Ses personnages sont exaltés, anarchiques, contestataires, jusqu’au boutistes, « mécontent(s) de tous les ordres » ; ce sont des peintres d’icônes itinérants, des Vieux-Croyants, des « Lady Macbeth au village », des vagabonds excentriques et superstitieux qui s’épanchent, prient, tuent, se morfondent, n’ont aucun amour propre mais sont capables de compassion et même d’abnégation.

Leskov n’hésite pas à moquer la forfanterie russe comme dans Le Gaucher où un artisan bigleux, et gaucher donc, pour satisfaire le Tsar Nicolas Ier et flatter l’orgueil national, parvient à ferrer les pattes d’une puce mécanique en acier, sans microscope et sans rien connaître des « quatre règles de l’arithmétique », après quoi il ira se saouler à la russe (c'est-à-dire beaucoup et longtemps).

Mais avant d’écrire cette œuvre où se mêle le grotesque et le grandiose, Leskov avait commencé sa carrière d’écrivain avec deux romans plus politiques : Sans Issue (édité sous le titre Vers nulle part par L’âge d’Homme en 1998) et A couteaux tirés parus pour la première fois en France en 2017 aux éditions des Syrtes.

Après avoir traversé la Russie de long en large, Leskov s’était installé à 30 ans à Saint-Pétersbourg où il était devenu journaliste. On était à l’époque des grandes réformes d’Alexandre II et la capitale était en ébullition. Les philosophies européennes du doute avaient engendré dans l’âme russe tourmentée un radicalisme destructeur, le fameux « nihilisme ». Révolutionnaires, socialistes, démocrates, matérialistes, scientistes, adeptes du pessimisme de Schopenhauer ou du positivisme d’Auguste Comte, tous se faisaient les apôtres de « la destruction universelle » réclamée par Herzen et Bakounine, laquelle débouchera vingt ans plus tard sur une série d’assassinats, dont celle du Tsar.

C’est contre ce nihilisme que Leskov écrit son premier roman en 1864, quelques années avant Dostoïevski qui y répondra de son côté avec Les Démons (anciennement Les Possédés).

En 1870, il réitère avec le monumental A Couteaux tirés, un roman de près de mille pages dans lequel il décrit une petite société provinciale corrompue par des nihilistes de « Pétersbourg ». Il y a le faible et pathétique Joseph Platonovitch Vislenev qui n’hésite pas à spolier et vendre sa propre sœur, mariée à un riche commerçant dont elle prépare méthodiquement l’assassinat pour s’emparer de son héritage. Il y a surtout l’affairiste sans foi ni loi Pavel Nikolaevitch Gordanov, un homme cynique et amoral qui ne recule devant aucun crime et aucune bassesse pour faire avancer ses affaires et satisfaire son plaisir.

C’est une spirale que décrit Leskov, dans laquelle le mal engendre le mal et ne permet aucun retour en arrière. A la fin, il ne reste plus que lui, brut, absurde : ayant légalement obtenu l’héritage, la sœur de Vislenev n’a plus aucune raison de faire tuer son mari ; elle n’arrête pourtant pas la machination.

L’odeur de crime qui plane sur ce roman et le massacre final ne laisse aucun doute sur la prémonition de Leskov. La dernière phrase du roman, « tout cela n’est que le prologue à un cataclysme qui surviendra inéluctablement », annonce bien entendu la révolution de 1917.

Mais ces personnages qui se servent des institutions comme tremplin à leur ambition personnelle, cette inversion permanente des valeurs, ce refus de tout héritage, cette obsession pour les affaires et l’enrichissement, ce narcissisme ombrageux, ce refus de distinguer le bien du mal, cette fascination pour la canaille, cette négation de toute solidarité entre les êtres, cette société « à couteaux tirés » où les individus se livrent une guerre sans fin, cette décomposition sociale enfin, ne peuvent que nous inviter à penser que Leskov a vu beaucoup plus loin que l’explosion révolutionnaire. C’est bel et bien notre monde moderne qu’il a entraperçu dans la crise nihiliste des années 1860.

Un monde qui s’est renié en tout et qui depuis ce reniement danse au bord de l’abime. « Le temps de Leskov n’est pas encore venu. Leskov est un écrivain de l’avenir », a dit Tolstoï à sa mort. L’avenir est là, c’est notre présent ; et c’est bien celui que nous avait annoncé cet écrivain visionnaire.