Les Livres de Monsieur Maulin

Les livres de Monsieur Maulin - Le Roman de Londres de Milos Tsernianski

Publiée le 27/09/2023

Milos Tsernianski est né en 1893 à Czongrad, en Voïvodine, dans la minorité serbe de cette petite ville de l’Empire austro-hongrois, qui se trouve aujourd’hui en Hongrie. Au lendemain de la guerre, il s’installe à Belgrade et s’affirme très vite comme l’un des chefs de file des modernistes « yougoslaves ».

En 1929, il fait paraître le premier volet de Migrations, un roman consacré à la diaspora serbe dans la monarchie austro-hongroise au XVIIIe siècle qui ne sera achevé qu’en 1962. En parallèle, il rejoint le corps diplomatique du royaume de Yougoslavie avant d’être affecté en Allemagne, de 1935 à 1938, et en Italie de 1939 à 1941.

A cette date, il rejoint son gouvernement réfugié à Londres, sans savoir qu’il restera exilé dans cette ville près de 25 ans. La Yougoslavie communiste qui se met en place en 1945 le déclare en effet persona non grata et met son œuvre à l’index. Pour survivre, Tsernianski est contraint d’accepter des petits boulots. Il achève la deuxième partie de Migrations et publie la même année Lamento pour Belgrade, un long chant d’amour extatique adressée à la capitale serbe vue depuis son exil londonien.

Réhabilité par le régime, il rentre enfin à Belgrade en 1965, accueilli dans la gloire. Puisant dans sa longue et douloureuse expérience de l’exil, c’est alors qu’il écrit Le Roman de Londres, paru en 1971, traduit en 1992 par les éditions de L’Age d’Homme et réédité par les éditions Noir sur Blanc il y a deux ans. C’est un roman lyrique et tragique, d’un rythme lent et envoutant, servi par une langue obsessionnelle qui multiplie les répétitions, semble tourner sur elle-même, revient sans cesse à ses idées fixes, celles du héros en l’occurrence, qui lui aussi tourne en rond dans son malheur.

Ce héros, c’est le prince russe Nikolaï Rodionovitch Repnine, un ancien officier tsariste attaché à l’Etat-major de Denikine, cultivé et polyglotte, âgé de 53 ans en 1946. Après la défaite de la dernière armée blanche commandée par le général Wrangel, en novembre 1920, il a fui la Russie par la Crimée avec 150 000 civils et militaires. A Kertch, il a rencontré Nadia, la jeune fille d’une princesse et d’un général, de dix ans sa cadette, avec qui il s’est marié peu de temps après en Grèce. Le couple a erré vingt ans en Europe d’une capitale à l’autre avant de rejoindre Londres en 1941, en plein bombardement, où Repnine trouve un emploi de professeur d’équitation dans la banlieue de Mill Hill.

C’est là qu’à l’hiver 1946 commence le roman. Le prince a perdu son emploi depuis un an, sa femme façonne des poupées en chiffon qu’elle essaye de vendre à Londres ; ils se débattent avec la misère. Nadia est belle, intelligente, gaie, pleine d’espoir malgré leur situation déplorable ; lui est fier et hautain, obsédé par ce que penseraient ses ancêtres de sa déchéance, hanté par le suicide. Il est prêt à exécuter tous les travaux, même les plus humiliants, et ne comprend pas pourquoi on ne lui donne pas de travail, lui qui appartient à un peuple qui a combattu aux côtés de la Grande-Bretagne. Fils d’un député libéral anglophile de la Douma, il en vient à haïr les Anglais, et surtout Londres, cette immense fourmilière qui vomit au quotidien des centaines de milliers d’individus de ses bouches de métro en le laissant sur le carreau.

L’aristocrate russe que demeure Repnine n’a que mépris pour cette « immense compagnie d’assurance » qu’est l’Angleterre. Il découvre l’individualisme, l’égoïsme, l’indifférence courtoise, les fausses promesses, sans parler des progrès sociaux, de l’élevage industriel et du salariat qui le laissent dubitatif.

Il découvre surtout la classe moyenne, sa veulerie et son sentimentalisme, et la liberté sexuelle que sont en train de conquérir les femmes, licence qui l’épouvante et le fascine.

Sa hantise est que sa femme finisse sa vie en clocharde. Il réussit ainsi à la convaincre de rejoindre une tante en Amérique, avec la promesse de l’y rejoindre plus tard, ce qui, bien sûr, entrainera sa chute. Repnine met fin à toute vie sociale, erre dans la ville en soliloquant avec les statues qu’il croise, notamment celle de Napoléon qu’il hait, consulte tous les soirs son album de photos de Saint-Pétersbourg, ce qui lui brise le cœur chaque fois un peu plus.

Cet ancien « junker » a tout perdu. Ses palais de Saint-Pétersbourg et le village que lui avait offert sa mère à sa majorité. Il ne regrette pourtant pas son destin absurde, finit par accepter ce qu’il est devenu. Il s’oppose au comité des émigrés russes tsaristes qui veulent continuer la lutte contre l’URSS pour faire renaître la vieille Russie qu’il sait morte à jamais. Lui, au contraire, finit par admirer l’Armée rouge qui s’est couverte de gloire pendant la guerre, ce qui provoque la fureur des tsaristes et les accusations de « bolchévisme ». Balloté par le hasard, le prince s’est retrouvé dans le camp des vaincus par fidélité à la Russie et découvre que cette fidélité transcende les régimes, tragédie dans la tragédie…

Sur une photo d’un défilé de l’Armée rouge, il constate que les soldats ont « le même pas » que celui de l’armée dans laquelle il a servi, et cette découverte le bouleverse : « Envoûté, Repnine s’arrête net et passe la main sur son front, comme s’il chassait un papillon de nuit qui tournoie autour de sa tête. Personne dans la rue. Il entend cependant un rire, il l’entend distinctement, et il reprend sa marche, toujours plus ferme, toujours plus rageur […] Comme si quelqu’un marchait vraiment à ses côtés ou devant lui, son pas, involontairement, se fit plus sûr, plus cadencé, et il croit entendre crier, crier, une multitude dans son dos. Et ils marchent, marchent, d’un pas assuré, même les morts. Sur un ancien ordre russe ! »

Les Livres de Monsieur Maulin - Le cycle de Gormenghast, de Mervyn Peake

Publiée le 29/11/2023

Mervyn Peake est un écrivain par accident –le plus beau de l’histoire littéraire ! L’homme était en effet avant tout dessinateur, et c’est bel et bien en dessinateur qu’il a commencé son œuvre avant de passer à l’écriture pour la prolonger. Cette œuvre, c’est Titus d’Enfer (1946), Gormenghast (1950) et Titus errant (1959), une trilogie parue en Angleterre entre 1946 et 1959 qui a été réédité en un volume dans la collection Omnibus en 2018. Une œuvre inclassable qui fait parfois penser à Rabelais, qui a quelque chose d’un peu effrayant, d’un peu oppressant mais aussi de très familier et de très joyeux. Une œuvre qui se déroule dans l’atmosphère d’un château démesuré et labyrinthique, théâtre de l’existence absurdement protocolaire du conte et de la comtesse d’Enfer et leurs enfants, et des luttes picrocholines que se livrent leurs nombreux domestiques et familiers. Un château tellement immense que certaines parties n’ont toujours pas été explorées alors que la famille l’occupe depuis 77 générations. Un château avec ses sous-sols et ses combles, ses cuisines rabelaisiennes aux chaudrons frémissants, ses formidables salles hautes comme des cathédrales, ses toits à perte de vue cachant entre deux tours des déserts de dalles grises oubliées.

C’est à Kuling au centre de la Chine qu’est né Mervyn Peake en juillet 1911. Son père est médecin, sa mère infirmière, les deux sont missionnaires dans un dispensaire anglais. Le jeune Mervyn vivra en Chine jusqu’à l’âge de 12 ans avant de rentrer en Angleterre avec ses parents, non sans avoir visité auparavant la Cité interdite dont il s’inspirera peut-être pour sa citadelle de Gormenghast.

L’enfant ayant montré des formidables dispositions au dessin, il est reçu en 1929 à la Royal Academy of Arts de Londres et débute une carrière de peintre et d’illustrateur. Mais bientôt, il ajoute une corde à l’arc de ses talents en publiant deux poèmes dans le magazine Satire sous le pseudonyme de Nemo.

En 1939, il est un peintre reconnu quand il se lance dans son premier livre, un album de dessins prolongé par un texte qui raconte une histoire de pirates. Lorsque la guerre éclate, il s’engage et se voit affecté dans un dépôt d’artillerie. C’est alors qu’il commence à travailler à ce qui sera son œuvre maîtresse.

En 1946 paraît Titus d’Enfer en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis où le roman est immédiatement qualifié de « néo-gothique ». En France, il ne sera traduit qu’en 1974 par Patrick Reumaux, avec une préface d’André Dhôtel, et sera rangé dans le rayon « fantasy », l’éditeur essayant de le rapprocher des livres de Tolkien pour en rééditer le succès. Certes les romans de Melvyn Peake se situent dans un château hors du temps et du monde connu, peuplé de personnages invraisemblables et grotesques. Sommes-nous pour autant dans le fantastique ? Dans la fantasy ? Dans le gothique anglais ? Il n’y a aucune magie à Gormenghast, aucune étrangeté surnaturelle et la vie y est décrite de manière étonnamment réaliste… La vérité, c’est que l’œuvre de Peake n’entre dans aucune case, et c’est tant mieux.

La trilogie relate la naissance, l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte de Titus d’Enfer, héritier de Gormenghast, fils du mélancolique comte de Tombal qui passe ses journées à lire et de sa femme, l’extravagante Lady Gertrude, qui soigne ses chats blancs et vit entourée d’oiseaux. Dans l’environnement étouffant du château vivent une galerie de domestiques baroques : le docteur Salprune, médecin personnel de la comtesse ; Craclosse, le majordome de Lord Tombal soucieux de ses prérogatives et voulant imposer partout sa loi ; Nannie Glu, la vieille nurse ou Lenflure l’incroyable chef de la Grande Cuisine du château, énorme barrique aux pieds flasques comme des ventouses qui se saoule à tomber dans ses casseroles, engueule ses marmitons et fait craquer les boutons de sa veste lorsqu’il s’étire (l’un d’eux est projeté contre le mur de la cuisine et écrase un cafard).

La vie à Gormenghast est réglée par la tradition dont nul ne déroge et à laquelle Grisamer, Maître du Rituel, est chargée de veiller. Mais Finelame, un marmiton las des manières de rustre de Lenflure qui le bat, décide de s’affranchir de la loi protocolaire pour s’élever dans l’échelle sociale du château. Il créera dès lors le chaos et seul Titus parviendra à rétablir l’ordre, au prix de son innocence. Hors de l’enceinte de Gormenghast vit dans des huttes de terre un peuple d’artistes, Les Brillants Sculpteurs, qui une fois par an sont admis à exposer leurs œuvres au château. Un peuple maudit dont les traits du visage, au sortir de la jeunesse, se flétrissent en un jour et qui passent le reste de leur vie à rechercher dans la sculpture leur beauté évanouie.

Dans le troisième tome, Titus, âgé de 17 ans, quitte Gormenghast pour découvrir le monde et y faire son apprentissage. On sait aujourd’hui que Mervyn Peake projetait d’écrire un quatrième tome de la saga pour accompagner Titus jusqu’à la mort. Ses notes révèlent qu’il aurait voyagé dans les forêts, dans les montagnes et dans les îles, qu’il aurait affronté des incendies et des famines, qu’il aurait croisé des monstres, des pirates et des anges, des fous, des athlètes et des rêveurs, des peintres, des lépreux et des mendiants… Las, la maladie de Parkinson qui se déclara dès la fin des années 1950 empêcha l’écrivain de mener à terme son œuvre hallucinée.