Les Livres de Monsieur Maulin

Les livres de monsieur Maulin - Nicolas Leskov, le visionnaire oublié

Publiée le 04/10/2023

Tenu en suspicion par l’intelligentsia progressiste de son époque, mis à l’index par le régime soviétique après la Révolution de 1917, Nicolaï Semionovitch Leskov (1831-1895) fait partie de ces écrivains pour qui la postérité n’a pas été généreuse. Depuis la chute de l’Union soviétique, ce géant des lettres a pourtant repris la place qui était la sienne en Russie, aux côtés de Gogol, Dostoïevski et Tolstoï, tandis qu’en France, il est progressivement réédité.

Nul doute qu’il finira par rencontrer ses lecteurs parmi les amateurs de grande littérature.

Leskov est l’un des conteurs russes les plus originaux du XIXe siècle. Doté d’une verve intarissable et d’une puissance d’évocation phénoménale, il nous a légué un des panoramas les plus vivants de la Russie de son époque.

A 16 ans, l’adolescent entre au service de son oncle, intendant de vastes domaines. Il sillonnera la Russie pendant 15 ans et engrangera la matière de son œuvre à venir : une grande chronique consacrée au peuple russe dans toutes ses composantes. Ses personnages sont exaltés, anarchiques, contestataires, jusqu’au boutistes, « mécontent(s) de tous les ordres » ; ce sont des peintres d’icônes itinérants, des Vieux-Croyants, des « Lady Macbeth au village », des vagabonds excentriques et superstitieux qui s’épanchent, prient, tuent, se morfondent, n’ont aucun amour propre mais sont capables de compassion et même d’abnégation.

Leskov n’hésite pas à moquer la forfanterie russe comme dans Le Gaucher où un artisan bigleux, et gaucher donc, pour satisfaire le Tsar Nicolas Ier et flatter l’orgueil national, parvient à ferrer les pattes d’une puce mécanique en acier, sans microscope et sans rien connaître des « quatre règles de l’arithmétique », après quoi il ira se saouler à la russe (c'est-à-dire beaucoup et longtemps).

Mais avant d’écrire cette œuvre où se mêle le grotesque et le grandiose, Leskov avait commencé sa carrière d’écrivain avec deux romans plus politiques : Sans Issue (édité sous le titre Vers nulle part par L’âge d’Homme en 1998) et A couteaux tirés parus pour la première fois en France en 2017 aux éditions des Syrtes.

Après avoir traversé la Russie de long en large, Leskov s’était installé à 30 ans à Saint-Pétersbourg où il était devenu journaliste. On était à l’époque des grandes réformes d’Alexandre II et la capitale était en ébullition. Les philosophies européennes du doute avaient engendré dans l’âme russe tourmentée un radicalisme destructeur, le fameux « nihilisme ». Révolutionnaires, socialistes, démocrates, matérialistes, scientistes, adeptes du pessimisme de Schopenhauer ou du positivisme d’Auguste Comte, tous se faisaient les apôtres de « la destruction universelle » réclamée par Herzen et Bakounine, laquelle débouchera vingt ans plus tard sur une série d’assassinats, dont celle du Tsar.

C’est contre ce nihilisme que Leskov écrit son premier roman en 1864, quelques années avant Dostoïevski qui y répondra de son côté avec Les Démons (anciennement Les Possédés).

En 1870, il réitère avec le monumental A Couteaux tirés, un roman de près de mille pages dans lequel il décrit une petite société provinciale corrompue par des nihilistes de « Pétersbourg ». Il y a le faible et pathétique Joseph Platonovitch Vislenev qui n’hésite pas à spolier et vendre sa propre sœur, mariée à un riche commerçant dont elle prépare méthodiquement l’assassinat pour s’emparer de son héritage. Il y a surtout l’affairiste sans foi ni loi Pavel Nikolaevitch Gordanov, un homme cynique et amoral qui ne recule devant aucun crime et aucune bassesse pour faire avancer ses affaires et satisfaire son plaisir.

C’est une spirale que décrit Leskov, dans laquelle le mal engendre le mal et ne permet aucun retour en arrière. A la fin, il ne reste plus que lui, brut, absurde : ayant légalement obtenu l’héritage, la sœur de Vislenev n’a plus aucune raison de faire tuer son mari ; elle n’arrête pourtant pas la machination.

L’odeur de crime qui plane sur ce roman et le massacre final ne laisse aucun doute sur la prémonition de Leskov. La dernière phrase du roman, « tout cela n’est que le prologue à un cataclysme qui surviendra inéluctablement », annonce bien entendu la révolution de 1917.

Mais ces personnages qui se servent des institutions comme tremplin à leur ambition personnelle, cette inversion permanente des valeurs, ce refus de tout héritage, cette obsession pour les affaires et l’enrichissement, ce narcissisme ombrageux, ce refus de distinguer le bien du mal, cette fascination pour la canaille, cette négation de toute solidarité entre les êtres, cette société « à couteaux tirés » où les individus se livrent une guerre sans fin, cette décomposition sociale enfin, ne peuvent que nous inviter à penser que Leskov a vu beaucoup plus loin que l’explosion révolutionnaire. C’est bel et bien notre monde moderne qu’il a entraperçu dans la crise nihiliste des années 1860.

Un monde qui s’est renié en tout et qui depuis ce reniement danse au bord de l’abime. « Le temps de Leskov n’est pas encore venu. Leskov est un écrivain de l’avenir », a dit Tolstoï à sa mort. L’avenir est là, c’est notre présent ; et c’est bien celui que nous avait annoncé cet écrivain visionnaire.

 

Les Livres de Monsieur Maulin - Le cycle de Gormenghast, de Mervyn Peake

Publiée le 29/11/2023

Mervyn Peake est un écrivain par accident –le plus beau de l’histoire littéraire ! L’homme était en effet avant tout dessinateur, et c’est bel et bien en dessinateur qu’il a commencé son œuvre avant de passer à l’écriture pour la prolonger. Cette œuvre, c’est Titus d’Enfer (1946), Gormenghast (1950) et Titus errant (1959), une trilogie parue en Angleterre entre 1946 et 1959 qui a été réédité en un volume dans la collection Omnibus en 2018. Une œuvre inclassable qui fait parfois penser à Rabelais, qui a quelque chose d’un peu effrayant, d’un peu oppressant mais aussi de très familier et de très joyeux. Une œuvre qui se déroule dans l’atmosphère d’un château démesuré et labyrinthique, théâtre de l’existence absurdement protocolaire du conte et de la comtesse d’Enfer et leurs enfants, et des luttes picrocholines que se livrent leurs nombreux domestiques et familiers. Un château tellement immense que certaines parties n’ont toujours pas été explorées alors que la famille l’occupe depuis 77 générations. Un château avec ses sous-sols et ses combles, ses cuisines rabelaisiennes aux chaudrons frémissants, ses formidables salles hautes comme des cathédrales, ses toits à perte de vue cachant entre deux tours des déserts de dalles grises oubliées.

C’est à Kuling au centre de la Chine qu’est né Mervyn Peake en juillet 1911. Son père est médecin, sa mère infirmière, les deux sont missionnaires dans un dispensaire anglais. Le jeune Mervyn vivra en Chine jusqu’à l’âge de 12 ans avant de rentrer en Angleterre avec ses parents, non sans avoir visité auparavant la Cité interdite dont il s’inspirera peut-être pour sa citadelle de Gormenghast.

L’enfant ayant montré des formidables dispositions au dessin, il est reçu en 1929 à la Royal Academy of Arts de Londres et débute une carrière de peintre et d’illustrateur. Mais bientôt, il ajoute une corde à l’arc de ses talents en publiant deux poèmes dans le magazine Satire sous le pseudonyme de Nemo.

En 1939, il est un peintre reconnu quand il se lance dans son premier livre, un album de dessins prolongé par un texte qui raconte une histoire de pirates. Lorsque la guerre éclate, il s’engage et se voit affecté dans un dépôt d’artillerie. C’est alors qu’il commence à travailler à ce qui sera son œuvre maîtresse.

En 1946 paraît Titus d’Enfer en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis où le roman est immédiatement qualifié de « néo-gothique ». En France, il ne sera traduit qu’en 1974 par Patrick Reumaux, avec une préface d’André Dhôtel, et sera rangé dans le rayon « fantasy », l’éditeur essayant de le rapprocher des livres de Tolkien pour en rééditer le succès. Certes les romans de Melvyn Peake se situent dans un château hors du temps et du monde connu, peuplé de personnages invraisemblables et grotesques. Sommes-nous pour autant dans le fantastique ? Dans la fantasy ? Dans le gothique anglais ? Il n’y a aucune magie à Gormenghast, aucune étrangeté surnaturelle et la vie y est décrite de manière étonnamment réaliste… La vérité, c’est que l’œuvre de Peake n’entre dans aucune case, et c’est tant mieux.

La trilogie relate la naissance, l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte de Titus d’Enfer, héritier de Gormenghast, fils du mélancolique comte de Tombal qui passe ses journées à lire et de sa femme, l’extravagante Lady Gertrude, qui soigne ses chats blancs et vit entourée d’oiseaux. Dans l’environnement étouffant du château vivent une galerie de domestiques baroques : le docteur Salprune, médecin personnel de la comtesse ; Craclosse, le majordome de Lord Tombal soucieux de ses prérogatives et voulant imposer partout sa loi ; Nannie Glu, la vieille nurse ou Lenflure l’incroyable chef de la Grande Cuisine du château, énorme barrique aux pieds flasques comme des ventouses qui se saoule à tomber dans ses casseroles, engueule ses marmitons et fait craquer les boutons de sa veste lorsqu’il s’étire (l’un d’eux est projeté contre le mur de la cuisine et écrase un cafard).

La vie à Gormenghast est réglée par la tradition dont nul ne déroge et à laquelle Grisamer, Maître du Rituel, est chargée de veiller. Mais Finelame, un marmiton las des manières de rustre de Lenflure qui le bat, décide de s’affranchir de la loi protocolaire pour s’élever dans l’échelle sociale du château. Il créera dès lors le chaos et seul Titus parviendra à rétablir l’ordre, au prix de son innocence. Hors de l’enceinte de Gormenghast vit dans des huttes de terre un peuple d’artistes, Les Brillants Sculpteurs, qui une fois par an sont admis à exposer leurs œuvres au château. Un peuple maudit dont les traits du visage, au sortir de la jeunesse, se flétrissent en un jour et qui passent le reste de leur vie à rechercher dans la sculpture leur beauté évanouie.

Dans le troisième tome, Titus, âgé de 17 ans, quitte Gormenghast pour découvrir le monde et y faire son apprentissage. On sait aujourd’hui que Mervyn Peake projetait d’écrire un quatrième tome de la saga pour accompagner Titus jusqu’à la mort. Ses notes révèlent qu’il aurait voyagé dans les forêts, dans les montagnes et dans les îles, qu’il aurait affronté des incendies et des famines, qu’il aurait croisé des monstres, des pirates et des anges, des fous, des athlètes et des rêveurs, des peintres, des lépreux et des mendiants… Las, la maladie de Parkinson qui se déclara dès la fin des années 1950 empêcha l’écrivain de mener à terme son œuvre hallucinée.